Du trait à l’œuvre

article paru dans le Kuturissimo n°119 – 13 juin 2013 page 21  

par Clotilde Escalle écrivain et critique d’art

 

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Encre de Chine. Corps. Organe. Radiographie. On pourrait aller plus loin. L’âme en question. Dans la force de la pulsion. Scénographie de l’être, pris entre micro et macrocosme. Cellule sur le point d’exploser, nécessaire mutation, force du Big Bang. Chez Barthes de Ruyter, la beauté du geste se conjugue à l’élan, toutes voiles dehors, risque calculé, comme on prendrait le large, sa boussole en poche, en quête d’idéal, cet idéal que la vie nous fournit sans cesse, pour peu qu’on la regarde attentivement.

Aller chercher à la surface les lignes, tenter un récit, l’idée d’une bataille plane sans cesse, nous sommes au cœur d’une action magistrale, spectaculaire, impressionnante, majestueuse, tout cela à la fois, et si nous approchons, nous voici bousculés, happés par la force d’une narration du microscopique qui se tramerait à notre insu.

Une matière en fusion

Comme un corps qui sans cesse se transforme, celui du cosmos, et le nôtre en réponse, Barthes de Ruyter entrouvre un espace, le pose là, dans l’intervalle d’un mouvement saisi sur le vif. Pas de lyrisme outré, une belle élégance plutôt, pour cette majesté des forces en mouvement qui participent des grandes batailles. Le dessin mis à plat sur sa planche, tout cela bruit d’une nécessité évidente. Barthes de Ruyter, dans la folie d’une minutie qui le classe parmi les artistes exigeants de notre temps, a la démesure des génies, et ce n’est pas peu de le dire. Armé de sa science, de littérature, cheminant en compagnie de Shakespeare et de son Hamlet, naviguant dans les royaumes de la science-fiction ou du rêve éveillé, il nous emmène loin, à la manière des chamans, pour un voyage qui d’emblée nous projette dans un flottement, un lieu difficile à saisir, et qui sans cesse, comme une langue rampante, assoiffée d’encre, de surfaces noires et blanches, cherche une issue, une âme qui pourrait bien être emprisonnée quelque part. Il y a des dessins comme des coups de poings, des audaces pour des zones d’ombre, des traits comme autant de flèches dans leur vol, une matière en fusion. Sans pour autant verser dans l’abstraction. Il y a également des portraits pris dans un réseau de lignes, et qui, à la manière de fantômes, à la silhouette follement émouvante, tout en douceur, nous pénètrent, et nous envahissent de l’énigme d’être là, comme un jeu de miroirs. Ou encore: œil ouvert, cheminement patient, allié à la fulgurance, ce trou dans la tête, un peu comme un cri.

Nous éprouvons le désir de nous fondre dans la genèse de cet univers. Nous sommes dans les dessins de Barthes de Ruyter depuis la nuit des temps, ils nous révèlent depuis une légende homérique.

Une révélation du blanc par le noir

Barthes de Ruyter est né en France, à Rueil Malmaison, en 1975. Il a d’abord fait l’Ecole Boulle, puis la Central Saint Martin’s, à Londres, section Design for Performance. Il a été scénographe pour des projets importants, tant à l’opéra qu’au théâtre. Puis, un beau jour, il a décidé de rompre les amarres.

Pour cela il s’est s’enfermé deux ans durant, et il a travaillé sans relâche, puisant dans son carnet de croquis la matière de son périple. Deux après, donc, il a remporté le défi, puisqu’il a été sélectionné pour le Salon de Montrouge 2013 (du 15 mai au 12 juin 2013), haut lieu de rendez-vous de la jeune création contemporaine.                                                                              

Son choix du dessin, à l’exigence reconnue, n’est pas innocent. „Le dessin, dit Barthes de Ruyter, est un monde à part, plus secret. Il est une force constante, il existera toujours. Même si, par exemple, on veut faire une image de synthèse, le dessin sera toujours à l’origine du projet. La nécessaire immédiateté de son exécution me fascine, il n’y a qu’à voir les dessins de Raphaël, de Dürer, de Delacroix et, plus près de nous, de Giger. Lorsque l’on regarde un dessin, on voit le geste, on sent la présence de celui qui l’a composé, il y a là une dilatation du temps. Il s’agit avant tout de capter une atmosphère. Je veux représenter un mouvement, comme au théâtre, un éternel retour. Il n’y a pas de fin possible. Il me semble que par le dessin, je peux donner à voir les premières images d’un monde."

A ces autres questions, pourquoi le noir et blanc, et pourquoi l’encre de Chine, Barthes de Ruyter répond ceci: „L’encre de Chine comporte une part importante de risque, le repentir n’est pas possible. Ce que je fais est impossible à effacer, ce qui n’est pas le cas de la peinture à l’huile, par exemple. Mon travail consiste à rechercher le blanc, l’espace ouvert, la lumière. Il y a une révélation du blanc par le noir. La couleur séduit d’emblée, tandis que l’encre de Chine est plus austère. La composition est alors nécessairement graphique. Il y a une correspondance avec la technique de la gravure. Lors de mes études, je dessinais des plans, je faisais des coupes, la représentation de la matière se faisait par des hachures. A ma manière, dans la Désintégration d’une cellule et sa multiplication, par exemple, je hachure l’espace pour lui donner une matière, semblable finalement à la matière noire de notre galaxie.“

Les dessins, de grand format, de Barthes de Ruyter, se lisent de près, comme un enfouissement de notre identité au cœur de cette dite matière, et de loin, comme une image aboutie, pleine de style et d’audace, quelque chose de directement lisible, et qui nous atteint par un seul regard. Cette beauté se nourrit de vitesse et d’énergie, elle fourmille d’échelles multiples, la moléculaire, l’humaine, la planétaire. Il s’agit alors d’une même blessure, du même danger, de la même beauté de vivre. Autre chose, cette beauté est aussi érotique et troublante. On y trouve, d’une certaine façon, Eros aux prises avec sa légende.